Gourmandinet ou la fée Berlinguette

par Charles Perrault

Voici, mes chers enfants, un petit conte bien court, mais qui pourra donner une utile leçon à plusieurs d'entre vous.
Fanfan avait neuf ans, et il était si gourmand, que tout le monde lui avait donné le surnom de Gourmandinet. Cela était bien honteux pour lui ; mais il n'en sentait pas le ridicule, et semblait, au contraire, prendre tous les jours plaisir à le justifier.
Comme on le tenait très-ferme chez ses père et mère, on le suivait partout dans le jardin. On lui défendait même d'entrer dans la cuisine, de peur qu'il n'y prît quelques friandises. Cela n'empêchait pas qu'il ne trouvât toujours le moyen d'aller dérober des fruits.

Un dimanche que ses parents étaient allés à la messe, Gourmandinet étant resté à cause d'une légère indisposition, il échappa à la surveillance de sa bonne, se glissa d'allée en allée jusque derrière une charmille de forts groseilliers, et là, il s'en donne à cœur joie.
Il devint bien rouge, cependant, quand il vit paraître devant lui une belle dame d'un certain âge qui lui dit :
« Ne t'effraye pas, Gourmandinet ; je suis ta marraine ; je ne t'ai pas vu depuis six ans, et aujourd'hui, je vais t'emmener à ma campagne pour y passer quelques jours. Seras-tu content ?
— Oh ! oui, mada... ma marraine.
— On dit que tes parents sont sortis ?
— Ils vont revenir, ma marraine.
— Continue ; mange toujours des groseilles, cela me fera plaisir. Oh ! je ne te priverai de rien chez moi.
— Merci, ma marraine.
— Cesse cependant ; car voilà ton père et ta mère. »

M. et madame Grandin se présentent, et disent :
« Eh ! c'est madame de Folleville !
— Bonjour, mes amis, répond la dame. Vous avez reçu une lettre de moi ?
— Cela est vrai, répond M. Grandin ; mais vous nous marquez que vous ne viendrez que dans huit jours, et vous voilà aujourd'hui ?
— J'ai hâté mon voyage. Je brûlais de voir, de posséder mon petit filleul, et je l'emmène aujourd'hui, comme je vous l'ai demandé.
— Madame, il est à vous, mais pour la semaine seulement ; et veillez bien sur lui, car il est si gourmand !
— Ne craignez rien, il est en bonnes mains. »
On dîna ; puis madame de Folleville monta dans sa voiture avec Gourmandinet, qu'elle emmena à sa maison de campagne, située à une lieue de là.

Madame de Folleville avait une fille de douze ans, qu'elle donna pour compagne Ă  Gourmandinet ; puis elle dit Ă  ce dernier :
« Ah ça ! mon garçon, je suis obligée d'aller dans une de mes terres. Pendant mon absence, tu auras ici tout ce que tu voudras. Tu cueilleras dans le jardin tous les fruits qui te plairont. Ma domestique a l'ordre de ne te rien refuser. C'est comme cela que j'ai élevé ma fille. Oh ! je ne ressemble pas à tes parents, moi ; je ne gêne les enfants sur rien. Bonsoir; à demain. »
Le lendemain, madame de Folleville partit. On était à la fin de l'été ; Gourmandinet courut au jardin, et mangea en quantité des prunes, des poires, du raisin, tout ce qu'il voulut. A déjeuner, à dîner, à goûter, à souper, la cuisinière lui servit, ainsi qu'à la petite fille, qui mangeait tête à tête avec lui, des mets exquis, des pâtisseries, des fromages à la crème, des confitures en quantité. Cette cuisinière se retirait sans mot dire quand elle avait servi ses plats, de manière que nos deux enfants dévoraient tout ce qu'ils voyaient.
Quelle fĂŞte pour Gourmandinet !

Mais Gourmandinet s'en donna tant, et à table et au jardin, pendant six jours, que les meilleurs fruits, les plus beaux mets, tout finit par le dégoûter ; bien plus, il se sentit si malade, si malade, que, craignant de mourir là, il résolut de ne pas attendre le retour de sa marraine, dont l'excès de licence lui paraissait blâmable au fond du cœur. Il partit à pied, et ce fut tout ce qu'il put faire que d'arriver chez ses père et mère, auxquels il fut forcé d'avouer les excès auxquels il s'était livré.
Il était si pâle, si souffrant, qu'on le mit au lit, où bientôt la plus violente indigestion le conduisit aux portes de la mort. Il fut condamné par tous les médecins, et ses parents, au désespoir, allaient recueillir son dernier soupir, lorsqu'on vit revenir madame de Folleville.
« Qu'avez-vous fait, madame ? lui disent M. et madame Grandin en fondant en larmes. Approchez-vous de ce lit de douleur ; voyez dans quel état vous avez mis notre malheureux fils !
— Moi ! répond madame de Folleville. Eh ! voilà la première fois que je le vois depuis le jour de sa naissance. J'arrive à l'instant même de ma terre, que je n'ai pas quittée depuis six mois. Ma lettre a dû vous apprendre que j'y étais toujours. Comment aurais-je pu rendre votre fils malade, puisque je viens vous le demander aujourd'hui ?
— Comment, vous ne l'avez pas emmené dimanche dernier à votre maison de campagne ?
— Dimanche ! moi ? j'étais à quarante lieues d'ici, et je n'ai plus ma maison de campagne; je l'ai vendue l'hiver dernier.»

Il s'élève entre ces trois personnes une querelle qui va finir par des injures, lorsque tout à coup on entend sortir des éclats de rire d'une bouteille qui était sur la cheminée. La bouteille se casse, et, à sa place, on voit paraître une petite vieille toute décharnée qui dit en riant :
« Bonjour, monsieur et mesdames; ne vous disputez pas tant pour une chose que je vais vous expliquer. Je suis la fée Berlinguette ; mon seul plaisir est de faire des malices aux petits enfants : j'ai voulu m'amuser sur le vôtre, et lui faire sentir qu'on ne retient les enfants sur la nourriture que pour leur bien uniquement, pour qu'ils ne soient jamais malades. Ainsi donc, sachant que madame de Folleville vous avait écrit, j'ai pris sa figure, j'ai emmené le petit bonhomme dans une prétendue maison de campagne, créée par le moyen de ma baguette, où je n'ai jamais été plus contente que de le voir se donner une bonne indigestion; mais si j'ai fait le mal, je puis le réparer, car, au fond, je ne suis qu'espiègle, et pas du tout méchante. »

Elle touche l'enfant, qui revient Ă  la vie, puis elle ajoute :
« Adieu, je vais m'égayer sur d'autres enfants qui sont aussi pleins de défauts. En sortant d'ici, j'ai à punir, de diverses manières, dans votre quartier seulement, une menteuse, un sournois, un petit mauvais cœur, trois orgueilleux, dix répondeurs et trente-six gourmands comme celui-ci. »
Elle disparut, et Gourmandinet devint aussi sobre qu'il avait été glouton, tant il eut peur que la fée Berlinguette ne revînt lui jouer un nouveau tour.

MORALITÉ

Enfants ! méditez ces leçons, et songez bien qu'en contentant vos parents vous préparez votre bonheur à vous-même. Évitez surtout la gourmandise, qui est un des plus vilains défauts. Avec elle, on détruit son intelligence, on s'abrutit... et songez, mes enfants, que l'intelligence est le plus beau don que Dieu ait pu nous faire.