par Charles Perrault
Il y avait une fois une dame très-riche qui s'était mariée deux fois, et qui restait veuve avec deux enfants. De son premier mari, elle avait un garçon nommé Gingeolet, et qu'une mauvaise fée avait juré de poursuivre longtemps. De son second, cette dame avait un autre petit garçon, plus jeune, qu'on appelait Petit-Bonnet, et qui était protégé par une bonne fée. Ces deux frères s'aimaient tendrement, et qui faisait du mal à l'un affligeait sensiblement l'autre.
Or, il arriva qu'un jour la mère dit à Gingeolet, qu'elle aimait moins que son cadet :
« Gingeolet, va porter ces biscuits et ces confitures à la femme du concierge de ma maison de campagne : cette femme est malade, cela lui fera du bien. »
Gingeolet part, et deux jours se passent sans qu'on le voie revenir.
Voici ce qui lui était arrivé : Obligé de traverser un bois, Gingeolet s'était amusé quelques moments à cueillir des noisettes, à les casser, à les croquer, lorsqu'il vit accourir un loup tout blanc, qui lui dit :
« Gingeolet, je vais te manger si tu ne me donnes pas les confitures et les biscuits que tu tiens.
— Méchant, tu n'es pas malade, toi ; tu n'as pas besoin de ces douceurs.
— Je vais te manger, Gingeolet, si tu ne me donnes tes confitures et tes biscuits. »
Gingeolet s'était vu forcé de satisfaire le glouton, et, n'ayant pas rempli la commission que lui avait donnée sa maman, il n'osait pas revenir à la maison.
Petit-Bonnet était très-inquiet et très affligé du retard de son frère. Il est bien étonné et bien réjoui en même temps de trouver le lendemain matin, dans sa chambre, une paire de petits sabots rouges, si jolis, si jolis qu'on les aurait préférés aux plus fins escarpins. Il met les sabots, et, faisant des pas de géant qui augmentent sa surprise, il court jusqu'au bois, où il trouve Gingeolet qui lui raconte l'imprudence qu'il a faite de cueillir la noisette, et la menace du loup blanc qui lui avait pris ses provisions.
« Reste là , lui dit Petit-Bonnet en l'embrassant, je vais remédier à tout. »
Il dit, court acheter des biscuits, des confitures, les porte à la malade, revient prendre la main de son frère, et le ramène chez sa maman, où il l'excuse sur une indisposition subite qui a forcé le jeune Gingeolet à s'arrêter chez le concierge pendant deux jours.
Au bout de huit jours, la mère ordonna à Gingeolet d'aller porter à un ami de belles tasses de porcelaine, qu'elle avait achetées pour lui en faire présent :
« Si tu casses cela, dit-elle à son fils, tu ne risques rien d'être bien reçu en rentrant à la maison. »
Gingeolet s'en va, et, comme il fait chaud, il s'arrête sur le bord d'un ruisseau qui coule dans la prairie. La curiosité le porte à examiner, l'une après l'autre, les belles tasses qu'il porte. Pendant qu'il les tourne, qu'il les retourne, qu'il les admire, en un mot, le loup blanc lui apparaît :
« Gingeolet, lui dit-il, as-tu quelque chose aujourd'hui à me donner à manger ?
— Gourmand, tu demandes toujours ; je n'ai que ces tasses ; tu ne manges pas de la porcelaine, j'espère ?
— Non, mais je mange les petits garçons ; apprête-toi à être dévoré... »
Le loup veut sauter sur lui ; Gingeolet se sauve Ă toutes jambes.
Le loup marche sur ses tasses, les brise en morceaux, et déjà il atteint le pauvre Gingeolet, lorsque Petit-Bonnet arrive avec ses sabots rouges : il jette son déjeuner au méchant loup, qui disparaît avec ; puis il dit à son frère :
« Je redoutais encore ce vilain loup pour toi ; mais, Dieu merci, je suis venu à propos : voyons, où sont tes tasses ?
— Tu les vois, elles sont en poussière.
— Ce malheur n'est pas facile à réparer, car je n'ai pas assez d'argent pour acheter des choses aussi précieuses. Allons, reviens à la maison, je saurai t'excuser. »
Petit-Bonnet force Gingeolet à l'accompagner chez sa maman. Là , Petit-Bonnet, qui connaît son ascendant sur le cœur de sa mère, s'accuse d'avoir cassé les tasses en jouant avec son frère. Il pleure, il sanglote ; il a l'air si pénétré, que sa mère lui pardonne, et ne gronde point le véritable coupable.
Enfin, cette femme sévère dit quelque temps après à son aîné :
« Gingeolet, va-t'en me chercher, à deux lieues d'ici, ma petite filleule, que je veux retirer de nourrice. Les bonnes gens qui l'ont gardée jusqu'à présent sont malades, ils ne peuvent me la ramener. Je la confie à tes soins : prends bien garde qu'il lui arrive quelque chose ; tu m'en réponds sur ta tête !
— Oui, maman. »
Gingeolet se met en route ; et, comme il va droit son chemin sans s'arrĂŞter, il ne lui arrive rien jusqu'au village, oĂą, avec une lettre de la marraine de la petite fille, il l'obtient de ses gardiens.
Voilà Gingeolet qui revient tout doucement, tantôt faisant marcher la petite fille, qui a quatre ans, tantôt la portant pour la délasser.
Auprès d'une grande rivière, la manie qu'il a de s'amuser l'emporte sur sa prudence : il dépose l'enfant sur l'herbe, il cueille des fleurs des champs, en fait un bouquet, le met au côté de la petite fille, puis, la prenant sur ses genoux, il la caresse, l'embrasse ou la fait danser comme une poupée, en lui chantant une petite chanson. Il est un peu bête, Gingeolet, et c'est toujours sa faute quand il lui arrive quelque chose.
Il est occupé à jouer avec la petite, lorsqu'il voit le loup blanc qui court vers lui :
« Holà ! lui crie ce vilain animal, ne te sauve pas, Gingeolet, tu n'en aurais pas le temps. Le goût friand de la chair fraîche a frappé mon odorat à plus de trois lieues. Il faut que tu me donnes cette petite fille, et que je la croque.
— Ciel ! que me demandes-tu là ?
— Cette enfant ; vite, que je la mange.
— Non, méchant, tu me mangeras plutôt !
— Eh bien, je vous mangerai tous les deux ; mais je vais commencer par elle. Oh! la belle chair! le beau sang! comme je vais me régaler !. »
Le loup blanc, qui est énorme, s'empare, malgré la résistance de Gingeolet, de la pauvre petite créature, et le vilain glouton n'en fait qu'une bouchée. Que devient Gingeolet en voyant cette horrible catastrophe ? il tombe sans mouvement sur la terre, et le cruel loup blanc va le dévorer à son tour ; mais Petit-Bonnet paraît sur le rivage de l'autre côté de la rivière.
Petit-Bonnet voit le danger que court son frère chéri, et, ne trouvant là ni pont ni bateau pour passer l'eau, il prend le parti de s'y jeter à la nage. Mais, ô merveilleux effet des sabots rouges ! il reste debout, et marche sur l'eau comme s'il était sur la terre ferme. Les grands pas qu'il fait l'amènent, en une demi-minute, au pré où son pauvre frère est étendu, Privé de sentiment.
Petit-Bonnet avait du courage : il aurait sacrifié sa vie pour sauver son frère. Il prit un de ses sabots rouges, et le lança avec tant de vigueur à la tête du méchant loup, que cette bête carnassière tomba morte sur la place.
Soudain nos deux enfants eurent sous les yeux un effet bien étonnant de la magie qui était renfermée dans le sabot. Le corps du loup disparut, et l'on vit à sa place la petite fille étendue sur un lit de roses, où elle paraissait dormir profondément.
Petit-Bonnet, craignant qu'elle ne fût morte, la poussa, et l'enfant se mit à sourire en le regardant.
Au même instant une belle dame parut dans un cabriolet fait comme un soufflet, et traîné par six limaçons ailés :
« Je suis, dit-elle aux deux frères, la fée Bonnace, qui t'a protégé, Petit-Bonnet, depuis ta naissance. Ta tendresse pour ton frère et ton courage viennent de détruire les enchantements de la fée Ripopette, sa plus cruelle ennemie. Ce loup blanc n'était qu'un fantôme qu'elle créait à son gré, pour l'effrayer et le faire tomber dans quelque piège, car elle n'avait de pouvoir sur lui que
lorsqu'il lui donnait prise par quelque faute ; par exemple, lorsqu'il était négligent, qu'il jouait, s'amusait et faisait des niaiseries. Tout cela ne se renouvellera plus. Le loup blanc est détruit ; la fée Ripopette a perdu son talisman. Montez, mes enfants, dans mon cabriolet, je veux vous reconduire moi-même à votre mère. »
La fée Bonnace donna la main aux deux frères, qui se placèrent à côté d'elle.
Un coup de vent fit traverser la rivière à la voiture, comme si elle l'avait passée sur un pont; et tout cela arriva chez la maman, à qui la bonne fée détailla tous les secours que Petit-Bonnet avait portés à son grand nigaud de frère, qu'une maligne fée poursuivait.
La mère fut enchantée de ces détails ; elle remercia la fée Bonnace, donna de sages avis à son Gingeolet, et doubla d'amitié pour son cher Petit-Bonnet, qu'elle cita à tout le monde comme un modèle touchant de tendresse fraternelle.
MORALITÉ
Dieu protège toujours ceux qui aiment leurs frères et se dévouent pour eux, parce que l'amour fraternel est une des plus belles vertus. — Si le bon cœur de ces chers enfants les met parfois en danger, la divine Providence, qui les surveille et les suit, vient toujours à temps pour les secourir.
"Le loup blanc et les petits sabots rouges" a été publié dans le livre suivant :
Revus et précédés d'une préface par F. Fertiault
Édition de 1859
URL: https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31084450s
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