par Charles Perrault
« Ah ! qu'il est bête, Grippe-Saucisse ! Ah ! qu'il est bête ! »
C'est ce qu'entendait continuellement dire, derrière son dos, un petit garçon de treize ans, que ses mauvais penchants avaient fait surnommer Grippe-Saucisse ; car il était plus malin que bête, et souvent il faisait l'imbécile pour mieux cacher ses sottises. Sa bonne mère, qu'on appelait Marianne, l'aimait tendrement, et ne se doutait pas de toute la perversité de son cœur. Elle savait bien qu'il était sot, ignorant, gauche, maladroit en tout ; mais elle ne le croyait que cela, et pas du tout méchant.
Elle lui dit un matin :
« N'est-il pas honteux pour un garçon de treize ans, qui grandit à vue d'œil, comme tu le fais, de s'exposer à tout moment à être appelé bête ! bête ! Je n'entends que dire partout : Ah ! qu'il est bête ! C'est bien humiliant pour une mère ! Et puis ce nom de Grippe-Saucisse (que je t'ai donné moi-même, un jour que tu fis certaine fredaine, et sans me douter qu'il deviendrait ton seul nom, attendu que tout le monde te l'a consacré pour se moquer de toi), ne rougis-tu pas de porter un pareil sobriquet ? »
L'enfant lui répondit niaisement et en feignant de pleurer :
« Ce n'est pas ma faute ! Pourquoi me l'avez-vous donné, ce vilain nom-là , que chacun s'est plu à me conserver ? Si je suis bête, comme ils le disent tous, ce n'est pas encore ma faute, là !
— Eh ! mais, si, c'est ta faute, reprit Marianne. Tu ne fais attention à rien ; tu agis comme un imbécile, sans réflexion, et, tous les jours, ce sont de nouvelles gaucheries qu'on a à te reprocher. Si tu entres quelque part, tu marches sur le petit chien, ou tu écrases la queue du chat. Tu touches à tout ; tu prends tout dans tes mains de coton, et tu brises tout. L'autre jour, tu accroches avec ton pied la petite table sur laquelle je déjeunais ; elle tombe ; pan ! tout est brisé. Hier, je te mène chez madame la comtesse, dont j'ai été dix ans la femme de chambre. Tu veux lui donner la bouteille à l'encre qui est sur un meuble ; tu la laisses tomber, elle se casse, et voilà son beau parquet tout taché ! Tout à l'heure encore, tu t'obstines à prendre de mes mains la cruche d'huile à brûler pour la serrer, et tu la renverses sur le pot-au-feu que j'écumais sur le fourneau. Quand je te dis que tu ne fais rien comme un autre ! Ah ! si la dame qui t'a servi de marraine, et que je n'ai vue que cette fois-là où elle s'est offerte à me rendre ce service ; si, dis-je, cette dame si bonne venait ici par hasard, elle serait bien étonnée de trouver un filleul aussi niais, aussi sot et aussi maladroit ! Mais je regarde par la fenêtre. Eh! mon Dieu ! je crois que c'est elle que je vois passer. Que je coure donc après elle ! Depuis treize ans que je ne l'ai vue, ses traits sont restés gravés dans ma mémoire. toute petite. un grand mantelet. un bonnet de dentelle à barbes, à papillons, avec un grand bec et un diamant ; c'est elle ! Attends-moi là un instant. »
Marianne sort dans la rue, rejoint la dame et lui dit :
« N'est-ce pas vous, madame, qui eûtes la bonté de me tenir un petit garçon il y a treize ans ?
— C'est moi-même, répondit la dame.
Je venais faire une visite dans la maison où vous étiez en couche, et votre marraine vous ayant manqué par une maladie, je m'offris pour la remplacer. Je sais tout ce qui vous est arrivé depuis, ainsi qu'à votre fils. Vous êtes devenue veuve, une comtesse que vous avez servie vous a fait des rentes. Mon filleul s'appelle Grippe-Saucisse, et c'est le plus mauvais petit sujet du quartier.
— Je le crains, madame. Mais comment savez-vous tout cela ? vous êtes donc restée ma voisine sans que je le sache ?
— Au contraire, ma bonne Marianne, ma destinée est de voyager ; mais je ne me fatigue pas pour cela, car j'ai à ma disposition toutes les voitures, tant terrestres qu'aériennes. Je dispose des éléments ; je fais la pluie et le beau temps; en un mot, je suis la fée Bambine, et la plus petite de toutes les fées, comme vous voyez, car j'ai tout au plus trois pieds de haut. J'ai le domaine des petits enfants, c'est-à -dire que j'ai le pouvoir de les corriger, de les récompenser, d'en faire, en un mot, ce qu'il me plait. Je viens de chez le maître d'école du bas de votre rue, où j'ai donné un pied de nez à cinq ou six petits polissons qui ne voulaient pas lui obéir. Ils garderont huit jours leur nez ainsi allongé, et j'espère que cette pénitence leur suffira. »
Marianne écouta la fée Bambine avec autant de respect que d'étonnement, car elle ne se doutait pas qu'elle eût l'honneur d'avoir une fée pour commère.
Celle-ci ajouta :
« Comme je peux tout, je sais tout ; ainsi je puis vous dire que votre fils est plus méchant que bête ; qu'il est haï, méprisé dans le quartier, où il fait tous les jours de nouvelles sottises. Une fois, il passe rapidement devant la boutique d'un grainetier, et prend, dans les mannes qui font étalage au dehors, une poignée de riz, de pois, de fèves. Une autre fois, il court à dessein se précipiter dans l'éventaire d'une marchande de cerises ou de pommes, et quand il a renversé ses marchandises, il s'empresse, en lui demandant pardon, de l'aider à les ramasser ; mais il a soin d'en remplir ses poches. Il se cache souvent à l'entrée de l'allée de la maison où vous demeurez. Vous savez qu'il y a, au coin à droite, un charcutier, à l'autre coin un pâtissier. Quand l'un de ces marchands a la tête tournée ou quitte son comptoir, votre petit drôle s'empare, sur leur étalage, soit d'un gâteau, soit d'une saucisse, enfin de ce qu'il trouve. Il fait cent autres tours qui ne sont pas moins répréhensibles. Si une bonne femme porte, le matin, son lait dans un pot, il jette des ordures dedans et se sauve en riant. Il souffle les chandelles de celles qui vont, le soir, les allumer chez leurs voisines. Il donne des croche-pieds aux vieilles femmes chargées de hottes bien lourdes, et les fait tomber par terre. Il marche dans les ruisseaux exprès pour éclabousser les messieurs qui ont des bas de soie blancs ; il jette de la boue sur les robes des dames ; il cherche dispute à tous les petits enfants qu'il rencontre seuls, il les bat, ou bien il brise ce que leurs parents leur envoyaient chercher ; et toujours ses jambes lui servent à éviter les punitions que lui méritent toutes ces mauvaises actions. Oh ! c'est le premier coureur de Paris. Ainsi, j'avais bien raison, je crois, de vous dire que votre fils est le plus mauvais sujet du quartier. »
Marianne reste pétrifiée ; elle répond :
« On m'en a fait souvent des reproches, madame ; mais je ne croyais pas qu'il fût vicieux à ce point. Qu'il fasse quelques espiègleries d'enfance, c'est déjà beaucoup, sans doute ; pour voler, c'est autre chose, et je ne le souffrirai pas. Aidez-moi, je vous prie, madame, à le corriger ; je vous en garderai une éternelle reconnaissance.
— Cela n'est pas difficile, répliqua la fée Bambine, et il s'en offre justement une occasion. Observez seulement ce que je vais vous dire. Il n'est que neuf heures ; nous avons le temps de faire l'épreuve que je médite. Remontez chez vous. Dites à votre fils que vous avez en effet rencontré sa marraine, sans lui faire connaître qui je suis. Vous ajouterez que c'est une dame de province qui a des emplettes à faire dans la capitale ; qu'elle vous a priée de l'accompagner chez divers marchands, Persuadez-lui bien, surtout, que je vous garderai à dîner, et que vous ne rentrerez que ce soir. Vous sortirez sur-le-champ. Après votre départ, il sortira à son tour. Nous rentrerons alors, et je vous rendrai invisible, ainsi que moi, dans votre chambre, où nous assisterons au plus plaisant dîner que vous ayez jamais vu. »
Marianne fit de point en point ce que la fée venait de lui prescrire, et elle quitta son fils en lui disant :
« Ainsi, à ce soir, mon garçon. Tu feras chauffer un peu de soupe d'hier qui est là , et tu mangeras le reste des haricots. Dîne bien, quoique seul, et surtout ne sors pas ; je t'ordonne de garder notre chambre toute la journée ; on parle tant de voleurs ! »
L'enfant promit, mais il ne tint pas parole. A peine sa mère fut-elle partie, qu'il sortit et alla trouver deux petits vauriens comme lui, avec lesquels il faisait secrètement ses fredaines.
« Briffaut, dit-il, et toi, Roustan, je vous invite tous les deux à dîner chez moi aujourd'hui. Pour la première fois de ma vie, ma mère me laisse le champ libre ; nous en profiterons pour bien rire, bien manger et bien jouer. »
Briffaut, Roustan et lui vont d'abord se promener ; puis à deux heures, GrippeSaucisse les ramène à la chambre, où il s'empresse de mettre le couvert.
Briffaut lui dit :
« Qu'est-ce que tu nous donneras à dîner ?
— D'abord, cette soupe qui chauffe, et ce plat de haricots. Il faudra les manger pour que ma mère croie que j'ai dîné tout seul ; mais nous avons bien autre chose avec cela. Voilà une belle guirlande de cervelas que j'ai su décrocher, hier soir, à la porte d'un charcutier ; puis un pâté de veau, que j'ai chippé aussi au pâtissier notre voisin. Pour du vin, j'en ai là deux bouteilles que j'ai dérobées à ma mère, et nous ferons bombance, vous verrez.
— J'ai, réplique Briffaut, des pommes que j'ai prises à la fruitière.
— Moi, ajoute Roustan, mes poches sont pleines de poires et de noix. »
Tous les trois : « Oh! quelle joie ! quelle fête ! quel bon repas ! »
Nos trois petits drôles se mettent à table ; mais, à peine ont-ils avalé leur soupe, qu'il leur pousse à chacun, au bas du menton, une grosse sonnette qui fait un bruit du diable chaque fois qu'ils veulent manger. Ils s'écrient :
« 0 mon Dieu ! qu'est-ce que cela ? »
Et les trois sonnettes redoublent leur tapage. Ils se regardent, ils se lèvent ; ils veulent arracher cet airain perfide. Cela leur est impossible ; c'est l'os même de leur menton qui s'est allongé et qui
s'est changé en sonnette. Ils s'assoient. mais, nouveau prodige, leurs bras restent collés le long de leurs hanches, sans qu'il leur soit possible de les remuer, et leurs bouches, quoique sans manger, font continuellement le remuement d'une personne qui mâche, ce qui redouble le bruit de leurs sonnettes. Ce bruit devient si fort, que tout le monde s'arrête dans la rue.
On monte dans l'escalier pour savoir d'oĂą part ce singulier carillon.
Les deux voisins des coins de l'allée, le charcutier et le pâtissier, montent, entrent dans la chambre. L'un reconnaît ses cervelas, l'autre son pâté, et, sans égard aux prières des trois sonneurs, ils vous les soufflettent, ils vous les tapent à qui mieux mieux.
La fée et Marianne, qui étaient témoins invisibles de cette fête, paraissent alors. La fée donne de l'argent aux marchands en disant :
« Voilà le prix de ce que mon filleul vous a dérobé. Maintenant, messieurs les petits filous, c'est à moi que vous allez avoir affaire. Comme vous courez si bien quand vous faites vos fredaines, qu'on ne vous attrape jamais, je vous donne maintenant la permission et le pouvoir de courir. Partez, et arrêtez-vous quand vous pourrez. »
Elle les touche de sa baguette...
A l'instant, et par une puissance surnaturelle qui les y force, ils se sauvent tous trois et courent dans les rues ; mais dans quel accoutrement!. la guirlande de cervelas s'est attachée par un bout au bas du dos de Grippe-Saucisse, et lui forme une longue queue qui traîne dans les ruisseaux ; les poires volées ainsi que les pommes se sont réunies, et forment une semblable queue qui suit Briffaut partout. Quant à Roustan, le pâté s'est attaché sur sa tête, et lui forme une casquette d'une forme tout à fait nouvelle.
Ils courent, au grand plaisir des passants qui se moquent d'eux, et ils courraient encore si les chiens ne s'étaient attachés à la queue de Grippe-Saucisse et ne lui avaient mangé tous ses cervelas. Les petits enfants ont de même arraché les poires, les pommes de Briffaut, et le pâté de Roustan, qui s'est fendu en quatre, est tombé dans la boue.
La fée alors chasse ces derniers polissons ; elle rend invisible Grippe-Saucisse et le ramène chez sa mère, où elle lui fait une leçon et des menaces si fortes, que l'enfant jure, en fondant en larmes, qu'il est tout à fait corrigé.
En effet, il ne retomba plus dans les mêmes fautes, et la protection de la fée Bambine lui servit à faire un état honnête dans le monde, où il devint bon époux et tendre père de famille.
MORALITÉ
Voyez, mes chers petits amis, les conséquences fâcheuses et pénibles qu'entrainent après eux les mauvais penchants et les goûts pervers de l'enfance. On est rejeté et détesté de tout le monde si l'on se conduit mal, tandis que, par une conduite régulière, on se gagnerait l'estime et l'amitié de chacun.
"Grippe-Saucisse" a été publié dans le livre suivant :
Revus et précédés d'une préface par F. Fertiault
Édition de 1859
URL: https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31084450s
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